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AU FAIT, CONNAISSEZ-VOUS LES CHRETIENS D'IRAK ?

  • PAROISSE DE MARTIGUES

Chrétiens Mossoul 

Les chrétiens d'Iraq

 

Histoire et perspectives

 

Mgr AntoineAudo s.j.Jésuite.

Evêque chaldéen d’Alep, Syrie

 

 

Les chrétiens d’Iraq, toutes dénominations confondues (1), sont-ils des résidus de minorités à laisser partir ou mourir dans cette grande guerre qui se déroule sur le territoire iraqien, ou bien sont-ils des Eglises vivantes, enracinées dans les traditions bibliques et apostoliques de Jérusalem, d’Antioche et de Mésopotamie, et des héritiers d’une histoire et d’un passé théologique et mystique ?

 

Sont-ils des groupes étrangers au monde arabo-musulman, identifiés aux croisades modernes et à l’hégémonie américaine, ou bien sont-ils des Eglises orientales enracinées depuis des millénaires dans l’histoire et la géographie du Moyen-Orient ? Quelle perte pour l’islam, le monde occidental et pour Israël, si la chrétienté d’Iraq venait à disparaître !

 

Les minorités du Moyen-Orient devraient-elles payer le prix de la mondialisation et de ce que l’on a nommé le « choc des civilisations » ? Ou bien leur permanence à travers tous les avatars de l’histoire serait-elle signe d’espérance, de respect et de justice pour le monde entier ?

 

Ces quelques questions nous introduisent dans le vif du sujet. En effet, après le génocide arménien de 1915, dont les victimes furent également des assyro-chaldéens et des syriaques, la guerre en Iraq, depuis la chute du régime de Saddam Hussein en avril 2003, a déclenché des persécutions contre les chrétiens, les forçant à quitter l’Iraq pour chercher refuge en Jordanie, Syrie, au Liban et en Turquie.

 

Des attaques contre les églises et les évêchés à Bagdad et Mossoul, des enlèvements de chrétiens, notamment un archevêque de Mossoul et des prêtres ; des massacres de religieuses, prêtres et diacres, des pressions sur les chrétiens du quartier Dora (Bagdad) pour qu’ils paient la jizya (amende de la loi musulmane) ou quittent leur maison… Chaque acte de violence perpétré contre un chrétien provoque une marée d’exodes de Bassora, Bagdad, Mossoul et Kirkouk, quatre grandes villes où les chrétiens vivaient depuis toujours en paix avec les grandes confessions et ethnies d’Iraq : chiites, sunnites, kurdes et turkmènes. Des églises se ferment pour raison de sécurité ; le grand séminaire chaldéen de Bagdad et la Faculté de théologie Babel College sont transférés dans le Nord, au Kurdistan. On dit que la moitié des chrétiens d’Iraq ont déjà abandonné leur maison, un quart vers le Nord (le Kurdistan), l’autre quart vers les pays limitrophes : Jordanie, Syrie, Liban, Turquie (2), en attendant de pouvoir émigrer vers des pays de sécurité, de liberté et d’opulence.

 

Et pourtant, malgré tous les malheurs qui se sont abattus sur le peuple iraqien, depuis le conflit entre l’Etat et les Kurdes, dans le Nord, en passant par les luttes à l’intérieur du pouvoir entre les différents partis, et finalement la guerre avec l’Iran et l’occupation du Koweit, avec ses conséquences néfastes, malgré tout, on remarque que les Iraqiens, et plus particulièrement les chrétiens, restent très attachés à leur pays. Il est frappant de constater que les chrétiens d’Iraq sont pleinement iraqiens et profondément chrétiens.

 

A les aborder, tels que nous les avons connus, soit à l’intérieur de l’Iraq, soit réfugiés en grand nombre en Syrie, on constate une double appartenance bien prononcée : ce sont de vrais chrétiens et de vrais Iraqiens.

 

Nous n’avons pas le droit de parler d’inculturation de ces chrétiens, puisqu’ils sont chez eux depuis toujours, et qu’ils ont acquis cet art d’être eux-mêmes, fiers de leur appartenance religieuse, avec une grande capacité d’intégration – ce sont des citoyens à part entière – et une grande aisance à vivre avec toutes les catégories de leurs concitoyens, sans complexe de persécution ni mépris de l’autre. Il est certain que, selon une certaine loi de tout pays à majorité musulmane, le chrétien est un dhimmi (3) ; mais le chrétien d’Iraq a assumé positivement son statut sans modifier en profondeur son identité de croyant. Cela nous semble un chef-d’œuvre d’intégration, cette capacité de rester soi-même tout en respectant l’autre jusqu’à en intégrer les meilleurs éléments culturels et religieux (4).

 

Si les chrétiens d’Iraq donnent le témoignage d’un attachement indéfectible à leur pays, s’ils souffrent beaucoup de la guerre, de ses destructions et pertes, c’est parce que cette guerre leur fait perdre un trésor, une identité riche d’histoire, de sagesse et de savoir-vivre.

 

Et cette identité a des racines bibliques profondes, puisées dès l’histoire d’Abraham (5), et s’incarne en même temps dans un présent donné, avec une capacité d’écoute et de dialogue avec le monde arabo-musulman.

 

Pour mieux comprendre cette réalité complexe des chrétiens d’Iraq, faisons une rapide relecture de l’histoire de cette chrétienté (6). Il est certain qu’il nous sera difficile, dans les limites d’un article, de couvrir toute une histoire qui s’étend sur deux mille ans. Toutefois, nous basant sur des travaux de spécialistes compétents, nous tâcherons de nous arrêter sur les aspects historiques pouvant le mieux expliquer la réalité des chrétiens d’Iraq aujourd’hui.

 

Aperçu historique et géographique

 

Nous ne pouvons parler de l’Iraq d’hier et d’aujourd’hui sans nous référer à sa géographie. Les historiens de l’Antiquité ont toujours distingué trois régions dans ce que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient, à savoir la Mésopotamie, Canaan (Phénicie-Syrie) et l’Egypte. Tandis que l’Egypte et Canaan donnent sur la Méditerranée, avec une ouverture sur la culture gréco-romaine, la Mésopotamie, en revanche, est encadrée par le Tigre et l’Euphrate, et tournée vers l’Asie. C’est dire que les chrétiens d’Iraq ont été marqués dès le commencement par la recherche d’une certaine autonomie, les séparant d’Antioche et de Byzance et les ouvrant à un élan missionnaire vers l’Inde et la Chine.

 

En effet, dès le IVè siècle, l’Eglise d’Iraq, qui en ses débuts était appelée « l’Eglise de Perse », a survécu aux persécutions de Chapour II et obtenu son autonomie religieuse sous l’autorité d’un Patriarche résidant à Séleucie-Ctésiphon.

 

Au concile d’Ephèse (431), l’Eglise d’Orient est au cœur des querelles christologiques qui l’amènent à s’isoler à cause de l’accusation de nestorianisme (7). Cette situation d’autonomie la pousse à répandre l’Evangile jusqu’aux extrémités de l’Asie. Aujourd’hui, nombre d’historiens de l’Eglise trouvent dans l’expansion de l’Eglise d’Orient du vie au xiie siècle un modèle d’inculturation, avant l’arrivée des missionnaires latins en Inde et en Chine. Il semble que cette activité missionnaire en Asie, avec la traduction de la foi chrétienne dans le langage des populations évangélisées, soit un domaine qui attende des spécialistes de l’histoire de l’Eglise d’être mieux étudié et interprété.

 

Arrivée en Inde et en Chine, l’Eglise d’Orient atteint son apogée intellectuelle avec le règne des Abbassides à Bagdad (750-861). Dans l’histoire des débuts de l’islam, l’on ne peut ignorer l’importance des Ommayades à Damas (660-750) et des Abbassides à Bagdad. Or, dans les deux périodes qui se sont succédé entre le viie et le ixe siècles, les chrétiens ont eu à jouer un rôle important au niveau intellectuel, et ce dans plusieurs domaines : philosophie, médecine, administration. A Bagdad, les chrétiens nestoriens et jacobites ont contribué à la traduction de la pensée grecque en arabe, après l’avoir déjà traduite en syriaque, dans leurs écoles de Nisibe et d’Edesse. Nous avons des listes de médecins chrétiens, et nous retrouvons des familles qui se sont distinguées par leur science au service des Califes, contribuant ainsi au rayonnement de l’humanisme arabe. Là aussi, nous avons un modèle d’intégration : des savants chrétiens de langue syriaque, et parfois des diacres dévoués à la liturgie de leur Eglise, se sont en même temps engagés au service d’une réflexion philosophique et de la science médicale. Nous trouvons des patriarches et des évêques invités à débattre de questions théologiques en présence du Calife.

 

On peut considérer cette période comme l’âge d’or des chrétiens d’Iraq : les provinces et les évêchés se multiplient sous la direction du grand patriarche Timothée Ier (780-823), à travers toute l’Asie, y compris la Mongolie.

 

Actifs aux côtés des Arabes abbassydes, les chrétiens de l’Eglise d’Orient ont espéré à un moment, aux xiiie et xive siècles, convertir les Mongols au christianisme. Mais leur souverain finit par se rallier à la religion de la majorité de ses sujets, qui étaient musulmans, mettant ainsi fin à l’espoir d’un Etat mongol chrétien.

 

A partir de 1363, Tamerlan va instaurer une politique d’annihilation (le nombre des Nestoriens et Syriaques en Asie centrale et orientale a pu atteindre les 70 millions en Chine, avec la Mésopotamie ensuite). S’emparant de Bagdad en 1392, il fera disparaître le christianisme de cette région pour deux siècles. Les chrétiens de l’Eglise d’Orient vont se réfugier définitivement dans les montagnes, aux confins turco-persans, et, à partir de 1451, établir un Etat théocratique. Le patriarcat devient héréditaire, décision prise par le patriarche Simon IV (1437-1477) (8).

 

En 1534, la Mésopotamie va entrer dans l’Empire ottoman, et le régime des capitulations va donc s’étendre à cette nouvelle province turque dès l’année suivante, sous la protection de la France, co-signataire de ces accords bilatéraux. Rome procédera à l’envoi de missionnaires capucins à Diarbékir, renouant ainsi le dialogue avec l’Eglise d’Orient.

 

C’est avec l’élection patriarcale de Yohanna Soulaqa par quelques évêques, et sa confirmation en 1553 par le pape Jules III, que naît l’Eglise chaldéenne rattachée à Rome (9). Cette union avec l’Evêque de Rome divisera l’Eglise d’Orient entre Chaldéens (catholiques) et Assyriens (séparés de Rome) (10).

 

Nous ne pouvons conclure ce survol historique sans nous pencher sur l’époque contemporaine, qui commence avec le génocide de 1915 et nous conduit jusqu’à aujourd’hui, au cœur de ce que l’on appelle désormais la guerre d’Iraq.

 

L’on a parlé, à juste titre, de génocide des Arméniens, perpétré par les Turcs et les Kurdes en 1915, les Arméniens étant chrétiens et majoritaires. Mais de nombreux chrétiens – chaldéens, assyriens, syriaques, jacobites et catholiques de Mésopotamie – ont également été massacrés. Pour ce qui regarde les chrétiens de l’Eglise d’Orient, on dit que la moitié des fidèles (70 000) aurait été passée au fil de l’épée. La lecture du journal de ces massacres, rédigé par le Père Jacques Rhétoré, peut apporter des informations ignorées jusqu’à présent (11).

 

C’est pourquoi, aujourd’hui, en voyant arriver les familles chrétiennes fuyant l’Iraq en Jordanie, Syrie, au Liban et en Turquie, nous ne pouvons nous empêcher de faire retour cent ans en arrière et de lire sur leurs visages meurtris l’expérience vécue par nos parents et grands-parents en 1915.

 

Avec les massacres de 1915, quatre diocèses disparaissent en Turquie : Mardine, Diarbékir, Seert, Jazirat ibn Omar ; et quatre jeunes évêques sont massacrés (Addi Chér, Thomas Audo, Yacoub Oraha, Thomas Racho), sans oublier une cinquantaine de prêtres martyrs.

 

Nous ne pouvons, enfin, passer sous silence la date de 1933, qui concerne tout particulièrement les Assyriens. En cette année, les Assyriens des montagnes du nord de l’Iraq se sont soulevés pour réclamer, avec l’aide des Anglais, un gouvernement assyrien autonome. Or, ces Assyriens ont été abandonnés ensuite par les Anglais et matés par l’armée iraqienne. L’Etat français, mandataire en Syrie, les accueillit dans ce que l’on appelle la région du fleuve Khabour ; ils y sont encore établis de nos jours, formant trente-six villages assyriens.

 

Les chrétiens dans l’Iraq moderne

 

Depuis l’indépendance du nouvel Etat iraqien, en 1933, les chrétiens d’Iraq, notamment les Assyro-Chaldéens, se partagent en deux tendances : les Assyriens sont davantage marqués par un nationalisme politique, tandis que les Chaldéens, du fait de leur attachement à l’Eglise de Rome, se considèrent comme loyaux citoyens, tout en étant soutenus par l’universalité de l’Eglise catholique.

 

Jusqu’aujourd’hui, les Assyriens sont marqués par l’idée de l’Eglise-nation, un peu comme les Arméniens, alors qu’ils n’ont jamais formé, en tant que chrétiens, un Etat bien déterminé ; ils ont toujours été citoyens de grands empires qui ont régné sur l’Iraq (12). Cette situation renforce le pôle politique et national dans le gouvernement de l’Eglise assyrienne. Par cette attitude, les Assyriens cherchent à défendre leur particularité de chrétiens orientaux, héritiers de la tradition apostolique et ayant comme langue l’araméen, la langue même du Christ. Dans l’émigration, qui devient de plus en plus importante, comme à l’intérieur de l’Iraq et des pays du Moyen-Orient (Syrie, Liban, Iran), les Assyriens se distinguent par un attachement indéfectible à leur langue, à leur liturgie et à leur histoire, et défendent, avec les autres chrétiens de langue syriaque, le projet d’une nation assyrienne.

 

La comparaison avec l’Eglise chaldéenne, qui est une Eglise-sœur, peut nous aider à mieux situer les orientations théologiques de base. Il faut tout d’abord rappeler que le clergé chaldéen est en majorité formé au séminaire patriarcal de l’Iraq, au séminaire Saint-Jean, dirigé par les dominicains français et dans les universités romaines. De plus, le concile Vatican II, avec sa vision d’Eglise-communion et son engagement en faveur de l’œcuménisme, marque profondément les orientations et les choix de l’Eglise chaldéenne. Celle-ci reste elle-même très travaillée par un attachement à sa particularité linguistique, liturgique, géographique et historique, ainsi qu’à sa communion avec l’Eglise de Rome et son ouverture à l’universel. Malgré tous les tiraillements que certains prélats chaldéens ont eu avec le Siège de Rome – notamment le patriarche Joseph Audo (13) –, il reste que l’Eglise chaldéenne a sa propre personnalité théologique, patristique, liturgique, et est capable de faire profiter les autres Eglises de sa tradition, comme elle-même peut puiser aux sources de l’Eglise universelle.

 

Les épreuves que traversent les chrétiens d’Iraq et tous les Iraqiens ne laissent pas indifférents les chrétiens du Moyen-Orient : en Terre Sainte (Palestine et Israël), en Syrie, au Liban, en Egypte, en Iran et en Turquie. Ces Eglises orientales touchent-elles à leur fin, comme l’a suggéré Jean-Pierre Valognes dans son livre, Vie et mort des chrétiens d’Orient (Fayard, 1994), et la solution est-elle de préparer les nouvelles générations à émigrer vers des terres plus paisibles ? C’est peut-être la solution que proposent politiciens et diplomates. Quant à l’Eglise, tout en restant attentive aux soucis des personnes, elle cherche à préparer un avenir de paix et de justice, non seulement pour ses fidèles, mais pour tout homme digne de ce nom.

 

Au projet américain d’une administration indépendante de la plaine de Ninive, où les chrétiens pourraient se regrouper, l’Eglise d’Iraq répond par sa détermination à appartenir à l’Iraq unifié. Les chrétiens font le choix de vivre en fraternité avec tous, avec le chiite et le sunnite, comme avec le Kurde et le Turkman. Par cette option, l’Eglise demande aux chrétiens de choisir la citoyenneté iraqienne et plaide pour l’Etat de droit. Par ce comportement, les chrétiens, tout en étant minoritaires, contribuent à la réconciliation et à la cohésion de l’Iraq.

 

Experts en savoir-vivre avec toutes les confessions musulmanes et toutes les ethnies de l’Iraq – notamment les Kurdes et les Turkmans –, les chrétiens peuvent être un ciment de réconciliation et un pont de dialogue entre l’islam et le monde moderne.

 

Les chrétiens d’Iraq, comme d’ailleurs ceux du Moyen-Orient en général, doivent être conscients de la vocation qui leur incombe aujourd’hui. C’est au moment de l’épreuve que l’on peut annoncer une parole de vie et ouvrir un avenir aux hommes qui nous entourent. Si l’on rêve d’un monde aisé, si l’on émigre pour fuir les difficultés et choisir des solutions de facilité, un monde de séduction et d’assurances égoïstes, quel goût la vie aura-t-elle encore ?

 

Les chrétiens du XXe siècle ont été les témoins de deux guerres mondiales et ont traversé des totalitarismes mortels, tout en défendant des démocraties florissantes en Occident. Ils sont par ailleurs à l’écoute du monde moderne et de sa rationalité ; ils ont appris à vivre dans des sociétés pluralistes et à favoriser le respect de l’altérité. L’Europe refait son unité, et l’Eglise rappelle que celle-ci ne doit pas se fonder uniquement sur l’efficacité économique, mais aussi sur des valeurs spirituelles dont la source est biblique.

 

Les chrétiens orientaux qui sont, eux aussi, héritiers de telles expériences intellectuelles et politiques, doivent puiser dans ce patrimoine de l’humanité pour dialoguer avec le monde arabe et musulman. Si les chrétiens venaient à abandonner les lieux, qui pourrait les remplacer, eux qui sont déjà intégrés dans cette culture arabe et islamique ? Partir, céder la place, émigrer, faire le choix d’un bonheur immédiat, c’est trahir sa vocation et faire le jeu de tous les intégrismes. Il est vrai que certaines tendances, dans le monde arabo-musulman, choisissent l’extrémisme. Un tel comportement peut pousser au désespoir. Mais, dans l’islam, il y a également la recherche de la justice, le désir de vivre dignement entre frères, la soif d’être reconnu et respecté, la peur d’une modernité destructrice.

 

Ici, nous devrions recourir aux leçons de l’histoire, afin que les difficultés présentes ne se dressent pas devant nos yeux comme un arbre cachant la forêt. Les leçons de l’histoire arabo-musulmane prouvent que les chrétiens ont toujours su faire le choix de la médiation et de la raison à des époques-clefs de cette même histoire. Nous l’avons déjà dit à propos de l’époque omayyade et abbasside, à laquelle on peut ajouter celle de renaissance de la fin du xixe siècle. Par le biais de la raison et de la culture, le chrétien pourrait être témoin et défenseur d’une liberté pour lui-même et pour les autres.

 

Respectueux de la loi des autres – et, ici, il s’agit surtout de la loi coranique –, le chrétien est capable d’ouvrir un champ de liberté où l’altérité puisse respirer et grandir.

 

Par ailleurs, les chrétiens orientaux – et parmi eux, aujourd’hui, les Iraqiens – ont besoin d’être encouragés et soutenus dans leur tâche par leurs frères occidentaux. En vérité, l’Eglise catholique, en tant que telle et à travers sa diplomatie et ses œuvres de bienfaisance, fait tout pour consolider une vocation et défendre une identité. De même, des signes de sympathie de la part de leurs frères musulmans, ainsi qu’un discours musulman modéré et respectueux pourraient contribuer efficacement à faire avancer la cause des Etats de droit au Moyen-Orient.

 

En guise de conclusion, voici une réflexion du pape Benoît XVI en 2004 (il était alors le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi) :

 

"Selon moi, pour une part au moins, la montée du fondamentalisme est elle-même provoquée par un laïcisme acharné. Il s’agit d’un rejet de ce monde qui refuse Dieu et le respect du sacré, qui se sent totalement autonome, qui ne connaît pas de lois innées à la personne humaine et qui reconstruit l’homme selon ses propres schémas de pensée. Cette perte du sens du sacré et du respect de l’autre provoque une réaction d’autodéfense au sein du monde arabe et islamique. Un mépris profond s’y exprime face à la perte du sens du surnaturel qui est perçue comme une décadence de l’homme. Le laïcisme absolutisé n’est donc pas la réponse au défi terrible du fondamentalisme. Seul un sens religieux raisonné, en union profonde avec la raison, peut modérer ces radicalismes et permettre de trouver un équilibre dans le dialogue entre les cultures."

 

Oui, dans le passé, les chrétiens d’Iraq, ainsi que les chrétiens orientaux, ont été experts dans le dialogue entre les cultures. Il n’y a aucune raison d’interrompre cet échange au moment de l’épreuve. Il faut le réinventer pour survivre et faire vivre.

 

Notes

 

1 Ces statistiques peuvent donner une idée des différentes Eglises d’Iraq. Il faut remarquer que ce sont les Eglises chaldéenne-assyrienne et syriaque qui y sont présentes depuis les débuts du christianisme : chaldéens catholiques, 425 000 ; assyriens, 50 000 ; syriaques catholiques, 60 000 ; syriaques jacobites, 55 000 ; arméniens orthodoxes, 17 000 ; arméniens catholiques, 3 000 ; latins, 4 000 ; protestants, 6 000 ; grecs orthodoxes, 500 ; grecs catholiques, 350 ; coptes orthodoxes, 200 ; anglicans, 200.

2 On avance les chiffres suivants pour les chrétiens réfugiés dans les pays limitrophes : Syrie, 70 000 ; Jordanie, 15 000 ; Liban, 5 000 ; Turquie, 3 000.

3 Dhimma : pacte qui lie les gens du Livre (juifs et chrétiens en particulier) et qui leur garantit des droits en contrepartie de devoirs bien précis. Le dhimmi est celui qui est soumis à la dhimma.

4 D’ailleurs, cet aspect d’intégration peut s’appliquer à la majorité des chrétiens du Moyen-Orient.

5 Cf. Gn 11,31.

6 Voici quelques titres : – Histoire de l’Eglise d’Orient, Raymond Le Coz, Cerf, 1995. – « Histoire de l’Eglise chaldéenne jusqu’au xixe siècle », Mgr Petrus Yousif et Christian Lochon, Les Cahiers de la Pastorale des Migrants, n° 43, 2e trimestre 1992. – « Les Eglises syriaques », Harald Suermann, Œuvre d’Orient, n° 745 sq. – Dans le piège iraqien, Mgr Jean-Benjamin Sleiman, Presses de la Renaissance, 2006. En arabe : – Histoire de l’Eglise syriaque orientale, Albert Abouna, Dar el Machreq, Beyrouth. – Résumé de l’histoire de l’Eglise chaldéenne, Mgr Louis Sako, Kirkouk, 2006.

7 Eglise nestorienne, née hors du monde romain, synonyme de l’Eglise de Perse ou Eglise syriaque orientale. Elle a accepté la doctrine des deux natures du Christ, soutenue par Nestorius, condamné en 431 au concile d’Ephèse. Ce sont ses ennemis qui lui ont donné le surnom de « nestorienne ».

8 Patriarcat héréditaire : pour survivre dans un contexte tribal et musulman, les chrétiens de l’Eglise d’Orient ont eu recours à un régime théo-cratique où le patriarche détient les deux pouvoirs, politique et spirituel. Les chrétiens unis à Rome en 1553 considèrent que c’est ce système héréditaire du patriarcat qui les a poussés à se séparer de leurs frères et à retrouver l’union avec Rome.

9 A propos du qualificatif « chaldéen » : c’est le pape Eugène IV, en 1445, dans l’encyclique Benedictus sit Deus, qui a donné le nom de « Chaldéens » aux Nestoriens de Chypre, qui se sont rattachés à Rome. Mais les Chaldéens considèrent qu’ils n’avaient jamais renoncé à cette appellation qui leur revient depuis le règne de l’empire chaldéen dans l’Antiquité.

10 Le qualificatif « assyrien » date du xixe siècle. Il fut donné par les missionnaires protestants aux chrétiens de l’Eglise d’Orient habitant les montagnes du Kurdistan.

11 Les chrétiens aux bêtes, Jacques Rhétoré, Cerf, 2005.

12 Dans l’idéologie du nationalisme assyrien d’aujourd’hui, il y a bien sûr un retour aux empires assyro-chaldéens qui ont existé durant le premier millénaire avant le Christ.

13 Joseph Audo (1790-1878). Il défendit les droits des Eglises orientales à Vatican I et réclama la juridiction sur les Syro-Malabars de l’Inde.

 

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