L'IMPORTANT, CE SONT LES PERSONNES
-
L’important, ce sont les personnes. Cette expression peut avoir l’allure d’un slogan facile.
En réalité elle porte en elle un appel à des luttes onéreuses, aussi bien à l’intérieur de notre société avide d’évaluations chiffrées qu’au sein de notre Église catholique, dont on cherche parfois à ne mesurer la vitalité qu’à travers des sondages.
Comme tout le monde le sait, les temps sont difficiles pour ceux et celles qui sont affrontés à des situations de pauvreté muette et de précarités accumulées. Mais ce ne sont pas les courbes qui disent, chaque mois, la progression du chômage et les incertitudes de la croissance qui vont les encourager à vivre, ou à survivre. Ce sont ces relations personnelles à travers lesquelles on ne résout pas les difficultés économiques, mais on encourage des personnes à ne pas céder à la désespérance et à ne pas s’enfermer en elles-mêmes.
J’entends encore ce responsable agricole de mon département me dire il y a quelques mois: « Le pire, c’est quand les gens ne sortent plus de chez eux pour prendre leur courrier. » Et les mêmes ne sortent pas de chez eux ni pour aller voter ni pour aller à la messe. Encore qu’il y ait dans nos églises – et pas seulement dans nos assemblées – des personnes qui savent se recueillir et prier, surtout dans le silence.
C’est cette profondeur des personnes, cette expérience intérieure qui se trouve dévaluée dans notre culture où la raison calculatrice semble capable de tout dominer. Que les entrepreneurs doivent calculer ce qui conditionne leurs productions, qu’ils apprennent à se situer sur un marché mondial où les prix des matières premières sont soumis à des fluctuations permanentes, qu’ils soient contraints à des mesures de restrictions financières, qu’ils hésitent devant des investissements risqués, cela se comprend. Mais ce à quoi on ne peut pas se résigner, c’est que les calculs aient le dernier mot et que la raison calculatrice devienne une raison manipulatrice, qui décide du sort des personnes, sans contestation possible.
Quand les impératifs de la raison calculatrice s’imposent ainsi, alors toutes les transgressions deviennent possibles et semblent même légitimes, surtout quand elles restent cachées ou pratiquées dans une certaine clandestinité. C’est ainsi que se développe la consommation banalisée d’alcools divers et de cannabis chez des jeunes, et aussi des transgressions sexuelles en tout genre. Et des adultes experts en matière financière savent très bien ajouter à ces transgressions-là la pratique de fraudes diverses, notamment dans le domaine fiscal, sans parler de la spéculation boursière. C’est la même logique qui est à l’œuvre, ou plutôt la même mystique de la transgression, qui est une façon de défier la mort, en allant au-delà de toute limite.
Oui, l’important, ce sont les personnes, la rencontre des personnes et la pratique de la confiance, et d’une confiance toujours risquée, avec des personnes qui doutent d’elles-mêmes. Ce n’est pas de morale qu’il s’agit d’abord, c’est d’attention à notre humanité commune et aux chaos qu’elle porte en elle.
Je suis témoin de ces réalités au cours des visites pastorales que j’effectue en ce moment dans des secteurs divers de mon diocèse, et notamment dans des zones urbaines ou rurales où la pauvreté s’aggrave et où la peur menace, la peur de l’avenir et la peur des autres, des inconnus, surtout s’ils sont étrangers.
Mais quelle joie de reconnaître que l’Église catholique est d’abord constituée de personnes qui sont là, présentes, écoutantes, aimantes et capables de « réchauffer les cœurs » et de « soigner les blessures » et aussi de marcher dans la nuit avec des gens qui tâtonnent, comme cela peut arriver à chacun de nous. C’est la solitude qui est alors le handicap le plus grave. Mais il faut le dire fortement, au milieu de toutes ces souffrances, l’Église, en formant le corps du Christ, est en contact avec la chair de notre humanité réelle.
Ce n’est donc pas l’heure de dénoncer l’oubli ou le refus de Dieu et de transformer la foi en une idéologie défensive. Mais c’est l’heure – comme le fait le pape François – de critiquer les dérives de la raison calculatrice qui réduit les personnes à des objets ou à des pions. C’est là que la négation de Dieu s’enracine. C’est à travers ce mépris inconscient de la dignité humaine que s’impose ce nouvel athéisme, à base de nihilisme et de transgressions.
Nous serions des hypocrites si nous ne reconnaissions pas qu’il peut nous arriver, dans l’Église, de céder à la séduction de la raison calculatrice lorsque nous n’évaluons les progrès ou les reculs de la foi qu’en termes de quantité, ou quand nous faisons un usage idéologique de nos convictions et de nos organisations en cherchant « à conquérir des espaces de pouvoir » . Telle est la mondanité que dénonce le pape François. C’est d’une grande lutte qu’il s’agit alors, et d’une lutte qui renonce à employer les moyens de ce monde.
« Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes, méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions notre histoire de l’Église, qui est glorieuse parce qu’elle est histoire de sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service, de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la” sueur de notre front” » ( Evangelii gaudium , n° 96).
C’est ainsi que nous préparons le Synode d’octobre 2015, pour qu’il ne soit pas un affrontement de camps opposés, d’un côté les partisans de la doctrine et de l’autre les partisans de la pastorale, mais qu’il devienne cette œuvre commune, que nous laissons l’Esprit Saint accomplir à travers nous, ses serviteurs passionnés, qui apprenons à donner la priorité aux personnes et au travail de Dieu en elles !
C’est l’heure – comme le fait le pape François – de critiquer les dérives de la raison calculatrice qui réduit les personnes à des objets ou à des pions.
(La Croix du 25/4/2015)