PETIT ÉLOGE DE LA CONSTANCE
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Le vieux Gaubert du roman de Giono, Regain, avait raison ! Certes, il avait éteint sa forge et quitté, la mort dans l’âme, son village de Haute-Provence, dont Pagnol fit reconstruire les ruines dans les collines d’Éoures sous le nom d’Aubignane. Mais, avant de partir, dans l’ultime sursaut d’une espérance inavouée, il avait emporté avec lui son dernier ouvrage : un soc de charrue tout neuf qui n’avait jamais fendu la terre. Les années passèrent. Un jour, Arsule, une étrangère au pays, exploitée par un rémouleur sans scrupule, fut recueillie par Panturle, le dernier habitant du village. Et l’amour inattendu apprivoisa les ruines, faisant peu à peu refleurir l’espoir, le désir de vivre et même l’envie de planter du blé.
Alors, quand Panturle descendit à la ville pour annoncer la bonne nouvelle à Gaubert, celui-ci, déjà tout paralysé, lui indiqua l’endroit où il avait caché le soc. Et dans leurs regards complices, des larmes de joie se mirent à couler comme une rosée d’espérance, qui avait déjà l’odeur de la moisson. Une herbe nouvelle allait pousser là-haut et l’on pourrait même faucher le regain ! Leur constance à tous deux, leur persévérance, bravant les hivers de la vie et les échecs de l’existence, avait su triompher du désespoir.
De l’autre côté de la mer, à Alger, le vieux cardinal, lui aussi, avait raison ! Quand le prieur de Tibhirine, soumis à la pression des autorités politiques qui ordonnaient aux moines de quitter le pays, lui avait téléphoné pour lui dire que le désir de ses frères était de rester et de ne pas abandonner à leur triste sort tous ces villageois musulmans auxquels Dieu les avait liés, le vieux cardinal Duval, qui savait d’expérience la complexité des situations et la douleur des décisions, l’encouragea en ces termes : « Constance ! C’est-à-dire cum-stare, “se tenir avec”. Telle est la mission de l’Église. »
Bien sûr, leur fin tragique sembla donner raison à ceux chez qui la peur avait voulu éteindre les dernières braises de l’espérance, plus sûrement encore que celles de la forge de Gaubert ! Mais voici que, par une décision du pape François, qui sait ce que signifie « se tenir avec » sur les lignes de fracture de l’humanité, leur constance patiemment vécue en solidarité avec les pauvres d’Algérie nous est aujourd’hui proposée comme chemin de sainteté. « Ce qui est dans la bonne terre, avait dit Jésus pour expliquer la parabole du semeur, ce sont ceux qui, ayant entendu la Parole avec un coeur noble et généreux, la retiennent et portent du fruit par leur constance » (Lc 8, 15).
Au large des côtes libyennes, la jeune femme, elle aussi, avait raison. Depuis qu’elle avait quitté les siens, loin, là-bas, au-delà du grand désert, elle avait enduré bien des souffrances et subi bien des tourments, surtout dans les geôles inhumaines de Libye. Si elle avait tenu bon, ce n’était pas seulement pour elle-même, mais aussi pour la vie qui couvait dans son ventre. Et maintenant, sur cette embarcation piégée qui dérivait sous l’ardent soleil, tout s’accélérait : les forces aveugles de la mort sur la mer agitée, et les petits coups de pied de la vie dans son ventre habité.
Puis, tout est allé très vite : le bateau qui commence à sombrer, le petit qui demande à sortir, l’Aquarius au loin, les sauveteurs, le sauvetage…
Quand elle gravit l’échelle avec son petit dans ses bras à l’autre bout d’un cordon ombilical qui les « tenait ensemble » comme dans un cum-stare primordial, tout l’équipage et tous les rescapés se levèrent et applaudirent.
Quelques jours après, la femme et son enfant furent débarqués en Italie et recueillis chez des religieuses dans les Pouilles. Savez-vous le prénom que cette femme a donné à son enfant ? Elle l’a appelé Christ ! Et savez-vous quel est son prénom à elle – je ne l’invente pas – ? Elle s’appelle Constance !
« Vous serez haïs de tous à cause de mon nom, avait prévenu Jésus. Mais pas un cheveu de votre tête ne se perdra. C’est par votre constance que vous sauverez vos vies ! » (Lc 21, 17-19).
Bon temps pascal ! Tenons bon ensemble dans l’espérance invincible du Ressuscité !
+Jean-Marc Aveline
Evêque Auxiliaire de Marseille