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QUE RETENIR D'UNE EXPÉRIENCE UNIQUE ?

  • PAROISSES DE MARTIGUES ET PORT DE BOUC
QUE RETENIR D'UNE EXPÉRIENCE UNIQUE ?

Jean Marie Onfray, prêtre, responsable du pôle Santé Justice au sein du Service national Famille et Société de la Conférence des évêques de France.

 

Une crise sanitaire

 

Nous avons vécu une pandémie inattendue et imprévisible (sauf pour les épidémiologistes !). Elle manifeste notre vulnérabilité commune et révèle la santé comme "Bien Commun". Crise d'une société qui a valorisé les flux (tendus) au détriment des stocks (certains avaient alerté, mais les soignants n'avaient pas été entendus).  La logique administrative (centralisée) et financière prévalait dans tous les domaines depuis plusieurs années. La santé était vue sous l'angle du coût et non de l'investissement (l'hôpital était même pensé comme une entreprise...). Or, la santé est une question globale et appelle le respect des équilibres et d'un écosystème fragile (lien à l'écologie intégrale). La maladie virale est une maladie du contact humain, d'où l'insistance mise sur la distanciation sociale (appelée physique par la suite).  Ce fut un coup porté au narcissisme et au sentiment de toute-puissance (la revanche du grain de sable !). En effet, la santé n'a pas de frontières, et nous ressentons le sentiment d'appartenir à une communauté de destin. Devant cette situation pleine d'incertitudes, il était important de ne pas générer la peur de l'autre (avec le risque du contact et l'invitation à se protéger). Nécessité d'appeler à la liberté sans infantiliser, ni jouer sur les peurs. La crise a conduit tous les intellectuels à s'exprimer et les réflexions ont circulé en tous sens ! Nous avons connu une large couverture médiatique avec appel aux experts scientifiques (se contredisant parfois !). Nous découvrons qu'il nous faut vivre dans l'incertitude, et parfois sans réponses...

 

Une crise existentielle

 

Nous venons de vivre un autre rapport au temps et aux urgences, chacun a du apprivoiser la patience ! Le confinement aura mis en valeur la force des inégalités sociales qui structurent nos sociétés. Chacun s'est reconnu une dette envers les "invisibles" (souvent des femmes) qui deviennent essentiels. Nous savons que la fracture sociale va s'accentuer fortement (chômage, faillites, personnes surendettées), la crise sociale est devant nous. Les limites du confinement nous ont renvoyés à nos propres limites et ce fut douloureux pour certains. Invitation à ré-apprivoiser notre condition humaine entre puissance et fragilité. Nous avons pris plus fortement conscience (et parfois avec anxiété) que nous sommes mortels et qu'il faut "parler la mort". Ce temps de confinement a manifesté la nécessité de préserver son intériorité, a développé une plus grande sensibilité au silence ... difficile pour certains !  La solitude face à soi-même peut avoir été anxiogène. Elle a pu être vécue comme une grâce ou comme un enfermement. Ce fut aussi un temps pour penser à une nouvelle hiérarchie des priorités dans l'existence. L'isolement obligé a mis en valeur l'importance et la relativité des réseaux sociaux qui valorisent facilement une dimension "égotique" (selfie). Nous vivons l'avènement d’une culture de la socialité sans corps, à distance, cachée derrière des écrans. Or, la sécurité affective que procure le contact corporel est à la base du développement des humains et de tout soin. Notre époque a rendu la confiance difficile et manifeste souvent la perte d'un vrai esprit critique (avec par ailleurs une certaine crédulité).

 

Une crise spirituelle

 

Bien des contemporains aimeraient croire, ils savent mais n'arrive pas à croire ! Ils n'arrivent pas à accéder à la confiance et au risque de l'engagement. Cette solitude imposée a développé chez beaucoup le goût pour la lecture, y compris des Écritures et plus largement pour une méditation ou une prière plus personnelle. Des croyants ont fait plus directement l'expérience de la famille comme Église domestique. Chacun a perçu qu'il fallait s'habituer à l'inattendu et à l'intranquillité spirituelle. Nous sommes invités à nous rendre disponibles à l'inouï (le non encore entendu qui naît du silence) de l'Évangile. L'interpellation sur la place de Dieu dans cet évènement s'est peu exprimée. Est-ce le signe d'une sécularisation ou les croyants d'aujourd'hui ont-ils assimilé que Dieu est dans l'évènement, dans la souffrance et dans le combat des soignants contre le virus ? Le confinement a révélé des capacités d'initiatives, de la générosité, une vitalité en proximité. Il sera bon d'écouter la dynamique de vie (les paroles de vie) vécue par beaucoup. Il faudra en effet être créatif pour exprimer la sympathie, et construire la confiance sans contact physique et en demeurant "masqués". Nous savons que les pratiques de soin et de connaissance de l’autre passent par le contact physique et le toucher. La communication corporelle va évoluer, le regard devra donc devenir plus expressif. Avec la distanciation physique qui va peut-être demeurer, la proximité ne pourra plus être interprétée comme positive ou négative en fonction des contextes. Une vraie présence à la personne fragilisée suppose une certaine proximité, parfois dans le silence. En respectant cette distance, il faudra vérifier que la communication "passe" pour établir le lien, et ce n'est pas évident ! Nous devrons favoriser la reprise d'une vie de groupe ou d'équipe (en respectant les gestes barrière). Comment ferons-nous société (et Église) en donnant toute sa place au dialogue et aux débats ? Invitation à passer du "moi", de la préoccupation de soi, au "nous" du "Bien Commun". Il faut sortir du confinement, mais aussi vivre cette "Église en sortie" chère au pape François. L'espérance chrétienne n'est pas dans le retour en arrière (nostalgie de l'identique) et par ailleurs, la crise que nous venons de vivre ne doit pas faire oublier celles que nous avons vécues en 2019 : crise des abus (avec interrogation sur le cléricalisme) et crise sociale dans une société fracturée.

 

Une crise sociale

 

Les risques épidémiques semblent s'éloigner, mais nous savons tous que l'économie est à genoux. L'État providence a permis de prendre en charge une partie des salaires et de soutenir une partie des entreprises qui avaient dû cesser toute activité. Le lent redémarrage avec la nécessité de sauvegarder les fameux gestes barrière met de nombreuses petites entreprises en situation financière impossible. Une forte proportion des jeunes se retrouvent sans stages et sans perspective pour le proche avenir. Notre souci sanitaire des ainés semble avoir accentué la précarité des plus jeunes. Le confinement dont nous avons pu percevoir qu'il accentuait les inégalités sociales a augmenté le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté. Par ailleurs, le travail à la maison pour les scolaires a été nuisible pour les plus pauvres et tous ceux qui avaient déjà du mal avec l'institution scolaire (décrochage et échec scolaire). Je suis très étonné de constater que l'obligation scolaire a été "de facto" remise en question en cette période de déconfinement et cela va accentuer le décrochage de beaucoup de jeunes. Je suis un enfant de l'école publique et je me demande ce qu'est devenue l'école de la République ? Comment allons-nous prendre en compte cette nécessité d'une plus grande solidarité nationale et donc d'une plus grande contribution de ceux qui en ont les moyens ? Cette exigence qui devrait conduire à d'autres priorités politiques doit s'accompagner d'une plus grande préoccupation écologique.  La crise a mis en valeur des disfonctionnements qui appellent des conversions fortes et rapides. Nous ne pouvons qu'insister pour une meilleure prise en compte par les chrétiens des réflexions et orientations de l'encyclique Laudato si. Sans proclamer un peu facilement "plus rien ne sera comme avant", nous devons manifester une grande inventivité en termes de "spiritualité écologique" et ne pas en rester à des vœux pieux ! Par ailleurs, nous ne pouvons oublier les deux dernières années avec leur lot de contestations sociales. La page n'est pas tournée et il en faudrait peu pour que s'enflamment les colères. Nous ne pouvons pas seulement penser aux prochaines vacances et pour reprendre une image militaire, la mobilisation doit être générale. Il est urgent que les professions de service qui furent applaudies durant le confinement connaissent de vraies revalorisations salariales. La santé publique devrait être intégrée dans les fonctions régaliennes de l'État. Notre société vit une contradiction entre un désir sans limite de soins (et la difficile question de l'obsession déraisonnable !) et le refus d'en prendre les moyens en termes financiers.

 

Une crise ecclésiale

 

Nous ne pouvons oublier que l'Église traverse depuis de longs mois une crise systémique. De plus en plus de catholiques (48% de la population) ne pratiquent plus régulièrement le dimanche (ils sont 2% environ). Certains ont même, durant le confinement, fait l'expérience heureuse d'une vie chrétienne à l'écoute de la Parole de Dieu, dans une communion spirituelle avec l'ensemble de l'Église. La communion de désir (pour tous les baptisés) a fait grandir en chacun la faim du pain eucharistique. Car la communion spirituelle ne dit pas la plénitude de la réalité du Corps du Christ. L'importance donnée à la communion spirituelle devrait inviter à revisiter l'approche sacramentelle.  Les réseaux sociaux ont été "utilisés" avec plus ou moins de bonheur, mais ils participent désormais à l'annonce de l'Évangile. La notion de paroisse devient difficile à percevoir aussi bien en urbain qu'en rural et elle ne doit pas se focaliser sur la célébration eucharistique. Tout ce qui précède montre que les chrétiens sont attendus là où l'homme souffre et où sa dignité est remise en question. Comment se rendre plus disponible pour aller à la rencontre des personnes fragiles et âgées ? Les abus de conscience, les abus sexuels (et la manière de les gérer) ont fortement discrédité l'institution ecclésiale. Le pape a insisté sur le cléricalisme sous-jacent, mais les habitudes acquises (chez les clercs comme chez les laïcs) ont la vie dure ! Il faut repenser la dynamique synodale et la mise en débats au sein des groupes chrétiens, si nous ne voulons pas "fonctionner" pour un petit reste. Comment allons-nous répondre à la quête spirituelle de nombreux contemporains (en particulier des jeunes) ? Et comment allons-nous être témoin de la nouveauté de l'Évangile dans un langage audible et crédible ? La place des femmes dans la vie ecclésiale devient une question centrale et des gestes forts doivent montrer que dans le partage des missions, l'ordination n'appelle pas un plus de pouvoir, mais de service. Ce n'est pas sans raison que le Christ demande à ses disciples de ne pas se faire appeler "père" ! Le pape François a insufflé une dynamique de miséricorde et d'attention aux plus petits dont nous aimerions voir les conséquences dans le quotidien des Églises locales. La force de l'Évangile déborde les frontières ecclésiales et aujourd'hui encore, elle peut donner vie et appeler des conversions d'existence.

 

 

Tours, le 6 juin 2020

​​​​​​​​Jean Marie Onfray

Prêtre  

Responsable du pôle Santé Justice au sein du Service national Famille et Société de la Conférence des évêques de France

 

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