Quel destin que le sien ! Quel cheminement depuis le moment de sa conversion, un matin d’octobre 1886, dans le confessionnal de l’abbé Huvelin ! « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui ! » Et le voilà parti à la Trappe de Notre-Dame des Neiges, la plus pauvre de celles qu’il connaissait, puis à Akbès, en Syrie, dans une autre Trappe, plus pauvre encore. Mais ce n’est pas encore là que Dieu semblait l’attendre. Onze ans après sa conversion, en 1897, après bien des péripéties, il se présente comme jardinier chez les clarisses de Nazareth. Dans une lettre à son cousin Louis de Foucauld datée du 12 avril 1897, il écrit :
"Je suis fixé à Nazareth… Le bon Dieu m’a fait trouver ici, aussi parfaitement que possible ce que je cherchais : pauvreté, solitude, abjection, travail bien humble, obscurité complète, l’imitation, aussi parfaite que cela se peut, de ce que fut la vie de Notre Seigneur Jésus dans ce même Nazareth… J’ai embrassé ici l’existence humble et obscure de Dieu, ouvrier de Nazareth."
De même que les Franciscains, à ses yeux, imitaient Jésus dans sa vie publique, de même il voulait l’imiter dans sa vie cachée. Non qu’il négligeât le ministère public de Jésus, ni sa Passion ni sa Résurrection. Mais il y avait chez lui une belle et profonde intuition christologique : la vie à Nazareth, loin d’être à considérer seulement comme un prologue ou un préalable au Mystère de la Rédemption, fait pleinement partie de ce Mystère, qui commence à se réaliser et à s’accomplir par elle. La façon dont Dieu a sauvé le monde par l’incarnation de son Fils comprend à la fois la vie cachée à Nazareth et son ministère public en Palestine. Les deux aspects ne vont pas l’un sans l’autre. Il importe de nous en souvenir aujourd’hui, pour éviter les nombreux débats stériles sur la mission !
Après son ordination presbytérale, en 1901, Charles de Foucauld comprendra que Nazareth doit représenter pour lui moins un lieu qu’un style de vie, une façon d’imiter le Christ en quelque lieu que ce soit.
Faut-il tenir à être à Nazareth ? Non, pas plus qu’au reste. Ne tenir à rien qu’à la volonté de Dieu, à Dieu seul… Je dois trouver que c’est une grande grâce d’habiter Nazareth. Dès que cela cesserait d’être la volonté de Dieu, il faudrait me jeter à corps perdu, sans un regard en arrière, où et à quoi Sa volonté m’appelle.
Et le voilà reparti, loin dans le sud de l’Algérie, toujours attiré par ce Maroc qui l’avait séduit au temps où il était militaire et qui ne cessera d’aimanter son cœur. Il s’installe d’abord à Beni-Abbès, une oasis en frontière du Maroc, puis à Tamanrasset, encore bien plus au sud, dans le Hoggar, au milieu des Touaregs. Mais la conscience de son échec le ronge. Le 2 mars 1903, il écrit : « Notre petit commencement de chrétienté de Beni Abbès semble devoir se réduire à zéro. […] J’ai tout ce qu’il faut pour faire un bien immense, excepté moi-même ». Le découragement transparaît encore dans cette lettre poignante à son confesseur, l’abbé Huvelin, écrite le 1er janvier 1908 :
"Je n’ai pas besoin de me recommander à vos prières ; vous savez mes misères, vous savez combien j’ai besoin que vous priiez pour moi : plus de vingt-et-un ans que vous m’avez rendu à Jésus et que vous êtes mon père ; près de dix-huit ans que je suis entré au couvent ; dans la cinquantième année de mon âge : quelle moisson je devrais avoir et pour moi et pour les autres ! Et au lieu de cela, à moi la misère, le dénuement, et aux autres pas le moindre bien… C’est aux fruits qu’on connaît les arbres et ceci me montre ce que je suis. Priez donc bien pour votre pauvre et si indigne enfant."
Mais c’est peut-être là, dans le consentement à sa propre fragilité et à l’échec de son « projet missionnaire », que Charles de Foucauld a laissé croître en lui le modèle de sainteté que Dieu voulait donner par lui à son Église. Quelques mois après avoir rédigé, en 1896 à Akbès, une explicitation de la prière de Jésus à Gethsémani, comme il le faisait souvent pour exprimer sa propre prière (et cette prière, le monde entier la connaît, grâce aux Petites sœurs de Jésus qui, dès 1940, prirent l’habitude de la réciter chaque jour), Charles de Foucauld avait lu le petit traité de Caussade sur l’abandon à la Providence divine. Et ce livre l’avait profondément apaisé. Et lorsque, quelques années plus tard, tout sembla s’écrouler pour lui, il se souvint que sa propre vie et, plus largement, toute la mission de l’Église, était entre les mains du Père ! Il restait « seulement » à Lui faire confiance, à suivre avec courage le chemin de son Fils, à témoigner de son Évangile par tous les actes et les paroles de notre vie, même les plus humbles et les plus cachés, et à coopérer avec zèle avec son Esprit qui, bien avant nous, est présent et agissant là où il nous envoie.
À Marseille, où Charles de Foucauld a plusieurs fois séjourné avant de s’embarquer vers les autres rives de la Méditerranée, nombreux sont celles et ceux qui, aujourd’hui encore, vivent de sa spiritualité. À l’approche de sa canonisation, n’hésitons pas à écouter leur témoignage ! Avec eux, reprenons les mots simples et confiants de cette belle prière, qui ne manque pas de marquer en profondeur tous ceux qui la récitent régulièrement :
"Mon Père, mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoique tu fasses, je te remercie. Je suis prêt à tout, j’accepte tout. Car tu es mon Père, je m’abandonne à toi. Car tu es mon Père, je me confie en toi. Mon Père, mon Père, en toi je me confie. En tes mains je mets mon esprit. Je te le donne, le cœur plein d’amour. Je n’ai qu’un désir, t’appartenir. Car tu es mon Père, je m’abandonne à toi. Car tu es mon Père, je me confie en toi."
+ Jean-Marc Aveline
Archevêque de Marseille