FRANCE, PRENDS GARDE DE PERDRE TON ÂME !
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« Jésus venait de mourir… » C’est ainsi qu’a commencé le passage du récit évangélique de ce jour. « Jésus venait de mourir… » Et ainsi semblait se terminer l’étonnante aventure de ce Juif de Galilée qui, pendant trois ans, avait soulevé les foules avant qu’elles ne se retournent contre lui et n’en viennent à l’abandonner à son triste sort, crucifié comme un brigand entre deux brigands. Que s’était-il passé ? Avait-il fait une erreur de communication dans sa campagne en vue de prendre le pouvoir ? Avait-il mal choisi ses collaborateurs ? Avait-il, en mauvais stratège politique, déçu ses partisans sans parvenir à rallier ses opposants ? De toutes façons, maintenant, c’était fini ! Il avait reçu bien plus qu’une gifle sur le chemin qui mène au Golgotha : des injures, des crachats, des calomnies et autres coups bas en tous genres.
Jésus avait-il échoué ? Tout porte à croire que oui. Et pourtant les chrétiens – et c’est le cœur de leur foi – osent dire que non. En se laissant condamner parce qu’il avait osé fréquenter les pauvres et les pécheurs, guérir les malades, rendre leur dignité aux exclus, et réveiller la liberté des enfants de Dieu, Jésus avait simplement accompli la mission qu’il avait reçue de son Père, celle d’exprimer, jusqu’au don de sa vie, l’amour que Dieu porte à tous les hommes. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13), avait-il averti. Quand, trois jours après la mort de Jésus, Marie-Madeleine, « notre » Marie-Madeleine de la Sainte Baume, cette femme de petite vertu, que la bonté du Christ avait pardonnée et relevée, quand donc Marie-Madeleine se rendit au tombeau pour embaumer le corps de Jésus, le tombeau était vide. Elle croisa un homme, qu’elle prit pour le jardinier : c’était Jésus ressuscité. Personne n’avait été témoin de sa résurrection. Mais Marie-Madeleine, « notre » Marie-Madeleine, celle qui, avant de monter à la Sainte-Baume, séjourna dans une grotte au bord du ruisseau des Aygalades, Marie-Madeleine, donc, fut la première à témoigner que Jésus, qui avait connu la mort, était entré dans la vie. En lui, l’amour avait vaincu la mort. Comme l’écrivit un jour Dimitri de Rostov, un évêque ukrainien mort en 1709 et canonisé par l’Église orthodoxe, « le monde a blessé le cœur du Christ parce que le Christ avait aimé le monde de tout son cœur ».
Et Marseille, la Cité phocéenne, Porte de l’Orient et Porte de l’Occident, européenne et méditerranéenne à la fois, Marseille, qui, selon la tradition, accueillit Marie-Madeleine, Lazare et d’autres amis du Christ, Marseille a une mission particulière pour offrir au monde entier le message de l’amour de Dieu et de la fraternité entre les peuples. Tant et tant de missionnaires, des fils d’Eugène de Mazenod aux petits frères et petites sœurs de Charles de Foucauld, sont partis de notre port vers les extrémités du monde, emportant le tendre regard de la Bonne Mère pour affronter avec courage les épreuves et, bien souvent, le martyre ! Et cela continue aujourd’hui : un couple de jeunes chrétiens vient de partir en mission au Cambodge et un autre couple se prépare à partir bientôt dans un pays du sud de l’Afrique. L’Église de Marseille a la mission dans ses veines parce que la ville de Marseille sait d’expérience que c’est l’ouverture aux autres et non le repli sur soi qui a toujours été la source de sa prospérité.
C’est ce que j’ai longuement expliqué au Pape François quand je l’ai rencontré il y a deux mois. Je lui ai parlé de ce que nous vivons ici. Je ne lui ai pas caché les difficultés que nous traversons, notamment la vertigineuse disparité économique entre les quartiers de la ville, avec les répercussions de la pauvreté sur l’éducation des enfants et des jeunes, sur la santé des habitants et sur leur sécurité. Je ne lui ai pas caché la prégnance de plus en plus forte des réseaux de la drogue et de l’islamisme radical, prégnance que la crise sanitaire, exacerbant les tensions, a rendue encore plus violente et dangereuse. Je lui ai parlé des difficultés que nous rencontrons pour l’accueil des personnes migrantes ou réfugiées, difficultés d’autant plus fortes que le taux de chômage est déjà très élevé chez nous, engendrant la pauvreté et même, dans certains quartiers, la misère. Je lui ai dit tout cela et également tout ce que nous essayons de réaliser pour relever ces défis, tous ensemble, responsables politiques et religieux, acteurs économiques et commerciaux, magistrats et militaires, enseignants et soignants, policiers et pompiers, et tant d’autres corps de métiers appelés à coopérer sur le chantier de cette ville que nous aimons car, quand bien même elle se montre souvent exaspérante, elle sait se révéler toujours plus attachante !
Le Pape m’a écouté et j’ai senti qu’il commençait à nous aimer ! Alors je lui ai raconté quelques-unes des initiatives que notre Église a prises : les petits déjeuners offerts aux personnes de la rue chaque dimanche de l’hiver devant les églises du Centre-Ville et en différents lieux du diocèse, l’admirable travail des frères de Saint-Jean-de-Dieu à l’accueil de nuit de la rue Forbin, les paniers repas préparés pour les étudiants à Saint-Ferréol, le soutien scolaire offerts par des jeunes chrétiens aux enfants des familles pauvres dans les Quartiers Nord, le patient travail de solidarité et de proximité effectué dans les paroisses, les Œuvres de jeunesse, les patronages ou les maisons des familles, au service des plus pauvres et des plus isolés. La tâche de la fraternité est immense, vous le savez comme moi, et, heureusement, il n’y a pas que les chrétiens qui s’en préoccupent. D’ailleurs, nous savons tous d’expérience qu’il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour être généreux ! Mais il serait incompréhensible que les chrétiens ne s’efforcent pas d’apporter leur petite contribution, au nom même de leur foi en Jésus-Christ. Ce matin tout particulièrement, nous nous souvenons que, le 20 juin 1721, il y a trois cents ans, Mgr de Belsunce célébra pour la première fois la fête du Sacré-Cœur, auquel il avait consacré le diocèse et la ville le 1er novembre 1720, pour conjurer le péril de la peste. Et quand, à partir d’avril 1722, l’épidémie connut une « deuxième vague », Mgr de Belsunce entreprit de convaincre les Échevins de s’engager par un vœu à offrir chaque année un cierge pour placer la ville sous la protection de Dieu. C’est ce vœu qu’une fois encore, en votre nom à tous, nous avons renouvelé, avec le président de la Chambre de commerce et d’industrie.
Au fil de la conversation avec le Pape, évoquant avec lui Marseille et la Méditerranée, j’ai senti qu’il nous adoptait et qu’il nous prenait désormais dans sa prière, en attendant le jour béni où, si Dieu le veut, il pourra venir nous rendre visite et encourager notre espérance. En attendant, soyons donc vigilants ! Ne nous libérons pas du virus de la Covid pour replonger dans celui de l’indifférence. Ne renonçons pas à la fraternité sous prétexte de distanciation sociale !
« France, prends garde de perdre ton âme », titraient les Cahiers du Témoignage chrétien à l’automne 1941, suppliant les catholiques de résister aux sirènes du racisme, de l’égoïsme et de l’indifférence qui, aujourd’hui encore, avancent masquées. J’ai souvent pensé que l’on pouvait appliquer à Marseille ce que Georges Bernanos écrivait à propos de la France : « Nous sommes un peuple que le malheur n’endurcit pas ; nous ne sommes jamais plus humains que dans le malheur. Voilà le secret de la faiblesse inflexible qui nous fait survivre à tout. »
« Jésus venait de mourir… » Mais la faiblesse inflexible de l’amour n’avait pas dit son dernier mot. La petite espérance, comme aurait dit Péguy, s’était mise en chemin, humble et fraternelle, fragile et joyeuse à la fois. « L’idée que nous pourrions sortir meilleurs de cette crise, écrit le Pape François, me nourrit d’espérance. Mais il nous faut voir clair, bien choisir et agir correctement. Et si l’Église a un rôle particulier à jouer en temps de crise, c’est précisément de rappeler au peuple son âme, et la nécessité de respecter le bien commun. »
Si la petite espérance frappe à la porte de votre cœur, ouvrez-lui donc : c’est elle qui nous aidera à sortir meilleurs de cette crise, humblement et fraternellement. Amen !
+ Jean-Marc Aveline
Archevêque de Marseille