CARÊME : L’URGENCE ÉVANGÉLIQUE
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Frédéric Boyer, dans La Croix, nous offre une réflexion autour du Carême et des fruits qu’il peut faire mûrir en nous en ces temps d’actualité agitée.
Le Carême, pour moi, prend cette année un sens particulier au regard de notre actualité. Être appelé à vivre l’urgence évangélique de notre temps dans les événements parfois violents, obscurs, du monde autour de nous. L’urgence, c’est participer à une histoire commune en accueillant l’événement. Le Carême nous engage à ne pas nous détourner du présent, à être attentifs à l’imminence brûlante du désir de justice, du besoin d’aimer.
Temps d’introspection mais qui doit en réalité nous ouvrir au monde et aux autres. Notre vie ne suit pas de trajet préconçu, elle demande à être interrogée au contraire, jusqu’à répondre présent devant le chaos, la violence, l’incompréhension.
Le Carême est un temps d’interprétation, de traduction des événements que trop souvent nous subissons. N’est-ce pas notre situation actuelle dans ce monde fragmenté, divisé, multipliant les mensonges et les fausses « bonnes nouvelles », qui, plus que jamais, nous rappellent aussi au devoir de vérité ? Le Carême nous invite à quitter notre lâche satisfaction personnelle. Nos petits arrangements avec la vérité. Et jamais sans doute, chrétiens, avons-nous eu cette responsabilité-là dans le monde : affirmer que quelque chose est venu, vient, et viendra très vite au cœur même de cette nuit brouillée, de cette confusion humaine. La vérité n’est jamais celle que l’on impose aux autres, contre leur propre situation intime et collective, mais celle que l’on attend avec patience et résistance (ce sont les mots de l’Apocalypse) comme objet d’une espérance fraternelle qui ne peut s’accomplir qu’en se portant au secours du plus urgent, comme l’on dit, de toutes les détresses de l’humanité et du monde.
Être frappé d’insensibilité, de paresse du cœur et de l’esprit, voilà le péché majeur.
Et le temps du Carême nous interroge : qui d’entre nous ne garde pas au fond de lui un regret, un remords, un reproche, un aveu à jamais scellé ? Qui n’a jamais été réveillé la nuit par le fantôme d’une présence abandonnée, négligée ? Ou qui n’a jamais revu, dans une pauvre et poignante hallucination, le visage de celle ou celui qu’il a pu humilier ou repousser, oublier, et dont il ne pourra plus essuyer les larmes ? Mais comment accepter de se regarder alors en face sinon sous le regard d’une altérité plus vaste, du Dieu « fait humain » ?
Les Anciens le disaient à leur manière, il y a une douceur amère du Carême. Et de cette douceur amère, je dois tirer les fruits d’une révolte, c’est-à-dire d’une urgence à agir, à penser, à interpréter de nouveau le fait d’être vivant aujourd’hui parmi les autres (toutes choses qui relèvent pour moi de la figure infinie du Christ messie).
Si je devais résumer en une formule, je dirais que je suis conduit à désirer « moins les choses qui me sont nécessaires que les choses à qui je suis nécessaire » (Claudel, Le Partage de midi).
Dans le Carême, le temps présent est vécu sur le mode de l’imminence et non plus de la fatalité, et doit servir à mettre un terme au mal, aux souffrances, aux erreurs.
Ne pas se croire innocent, sans responsabilité, ne pas se détourner de l’événement obscur. Et si désert il y a, nous devons le voir avec des yeux neufs absolument. Le traverser non pour le fuir mais pour le transformer en grâce.