UN DES GRANDS MAÎTRES SPIRITUELS DU CHRISTIANISME CONTEMPORAIN : PÈRE ANDRÉ LOUF
-
Les dernières années de sa vie, retiré dans un ermitage à Simiane, le père André Louf refusait toutes les propositions de conférences. Sauf quand on lui demandait de parler de l’intériorité. Du fond de sa solitude, il avait perçu que l’époque, marquée par l’accélération et les écrans, était une conspiration contre les profondeurs. Il s’inquiétait de cette culture de la dispersion qui nous faisait vivre « en extravertis, à la surface de nous-mêmes ».
L’ancien abbé de la Trappe du Mont-des-Cats, devenu ermite près de l’abbaye de Sainte-Lioba en Provence, est l’un des grands maîtres spirituels du christianisme contemporain. Ce prince de l’intériorité a fait grandir un nombre incalculable de personnes dans la foi chrétienne. Transmettre l’expérience intérieure, éveiller à la vie de l’Esprit fut le grand axe de sa vie. Son rayonnement s’étendait bien au-delà des monastères, grâce à ses écrits traduits dans le monde entier dans lesquels il a acclimaté la tradition contemplative dans le langage contemporain, en tenant compte des acquis des sciences humaines, notamment de la psychologie.
Prendre le risque de l’aventure
Pour le trappiste, la vie chrétienne est un voyage. Au baptême, enseigne-t-il, nous avons reçu la vie de Dieu, avec la présence des trois personnes de la Trinité, les motions incessantes de l’Esprit. Mais cette vie nous est donnée comme une semence ou un germe, qui doit croître, investir notre humanité, prendre toujours plus de place dans notre psychologie. La vie spirituelle est donc d’abord une vie, et comme toute vie, elle peut grandir, se développer, mais aussi stagner, régresser et même s’éteindre.
Sur ce chemin de croissance humaine et spirituelle, il y a des virages à prendre, des impasses à éviter. Son enseignement insiste beaucoup là-dessus : on n’ouvre pas la trappe de l’intériorité sans rencontrer tôt ou tard des épreuves, frôler des abîmes. La vie dans l’Esprit n’est pas sans dangers. Mais si l’on prend le risque de s’aventurer dans ce labyrinthe, escorté par des guides sûrs, que découvre-t-on ? La perle du christianisme : « Le royaume de Dieu est en vous ». Cette phrase de Luc (Lc 17, 21), tellement répétée qu’on n’en mesure plus la portée, est une invitation à l’aventure la plus exaltante qui soit : l’aventure intérieure. Retrouver le chemin du cœur, c’est pour André Louf la tâche la plus importante d’aujourd’hui.
Passer de notre personnalité de surface à l’être profond
Pour cet orfèvre de l’intériorité, l’enjeu de la vie spirituelle consiste fondamentalement à passer de notre personnalité de surface à cet être profond. Car, écrit-il dans L’Homme intérieur, un recueil de ses principaux articles, notre intériorité est habitée. « Nous possédons le ciel dans notre cœur », dit-il encore. En nous, il y a un lieu que la tradition nomme le « temple caché », la « pointe de l’âme », la « cime de l’Esprit », le « fond », « le cœur ». Autant de mots pour désigner cet espace intérieur, notre réalité la plus intime, la plus secrète, où le Christ habite en nous et nous insuffle sa vie.
Dans cet oratoire secret, enseigne le trappiste dans Seigneur apprends-nous à prier, la prière ne s’interrompt jamais. Elle nous est donnée au préalable, avant tout effort de notre part. Ce n’est pas l’apanage des mystiques mais un trésor que chaque chrétien possède au plus intime : depuis le baptême, sans en avoir conscience, nous sommes à chaque instant en train de prier. Toute méthode de prière n’a donc qu’un but : mettre en contact le croyant avec cette prière divine sans cesse à l’œuvre dans ses tréfonds, « faire en sorte qu’elle affleure à sa conscience, investisse sa sensibilité, sa faculté d’aimer et de connaître » !
L’expression « faire sa prière » évoque un pensum dont il faudrait s’acquitter à coup d’exercices ou de formules. Mais, insiste André Louf, la prière n’est pas quelque chose à « faire » ou à conquérir à l’extérieur de soi : c’est une grâce à laisser affleurer de l’intérieur. Parfois, cette activité intérieure émerge à la conscience, instants de grâce, dit-il, où, attiré comme par une poussée, on se sent basculer dans l’intériorité et où on ressent qu’une présence cordiale habite en nous.
Le brisement du cœur, l’expérience de l’échec
Comment accéder à ce sanctuaire, qui est la demeure de l’Esprit en chacun, là où, au-delà des remous de surface, se tiennent une paix et une joie imprenables ? Pour André Louf, il n’y a pas de méthode miracle, « Dieu est le maître de ses dons » et la prière restera « toujours celle d’un pauvre exposé aux visites inopinées de la grâce ». Mais, sur la route de l’intériorité, la tradition de l’Église, avec sa connaissance des hommes, a placé quelques balises. Dans son enseignement, Dom Louf insiste particulièrement sur certaines d’entre elles.
D’abord, l’étape qu’on aimerait éviter mais dont il fait un moment charnière : le « brisement du cœur ». Un jour ou l’autre, une épreuve survient. Ce peut être une maladie, la mort d’un proche, une faille psychologique, une faiblesse persistante, un complexe qui nous gâche la vie, un trait de caractère contre lequel on bute sans arrêt. Dans tous les cas, on fait l’expérience de l’échec. On s’expérimente pauvre, fragile, impuissant. À vue humaine, c’est l’impasse, on ne s’en sort pas. De cette crise profonde, le personnage social, sorte d’idéal narcissique, se brise en mille morceaux. On se retrouve tout nu, réduit à sa plus simple expression. Aussi humiliante soit-elle, cette crise est pourtant pleine de grâce pascale. À condition de ne pas se raidir contre elle, mais de capituler, de déposer humblement les armes, on découvre alors que c’est là, au cœur de nos pauvretés et de notre faiblesse, que nous attend la grâce et que la force de Dieu va se déployer.
Le silence et la solitude
Autre porche vers l’intériorité : le silence et la solitude. Dans ses écrits, le trappiste ne cesse de plaider pour que l’Église reste « adossée au désert », et que la parole des chrétiens soit engrossée de silence, sans quoi elle restera inaudible et rejoindra le brouhaha ambiant.
Pour accéder au sanctuaire intérieur, il y a aussi le… péché. Avec provocation, André Louf écrit que le péché est une bonne nouvelle : grâce à ce « combustible de l’amour », le Dieu de l’Évangile, celui qui est embarrassé par les justes, devient sensible au cœur. Une fois encore, on pensait le toucher par le déploiement de nos efforts, l’étalage de notre vertu, mais c’est notre misère qui active sa grâce.
Fin psychologue de la vie spirituelle et de ses illusions, André Louf met en garde contre les fausses conceptions du péché, notamment quand on considère celui-ci comme la simple transgression de normes ou d’interdits. Ce légalisme moralisateur, très dangereux pour la vie intérieure, génère deux attitudes. Celle des pharisiens qui respectent à la lettre tout ce qui est prescrit – s’il est possible d’être ainsi en règle, alors la grâce n’est plus d’aucun secours, c’est une sainteté de façade ! Celle des scrupuleux qui, torturés de remords, ne se sentent au contraire jamais à la hauteur. Pour le moine, cette culpabilité́ psychologique n’a rien à voir avec le vrai repentir car « le péché n’est pas la transgression d’une loi, c’est la rupture d’une relation d’amour ». D’ailleurs, dit-il, « si la culpabilité oppresse, le repentir apaise, libère, vivifie, donne de la joie, car en même temps qu’on commet la faute, on fait l’expérience dans son cœur de l’amour de Dieu qui pardonne et transfigure. »
« Passer du régime de la loi et des observances à celui de la liberté intérieure »
La fréquentation de la Bible est un autre vestibule vers les profondeurs. C’est au noviciat qu’il a découvert la lectio divina, cette écoute du cœur où ce n’est plus nous qui parlons de Dieu mais Lui qui nous parle. Longtemps, André Louf s’est enlisé dans une approche scientifique, cérébrale, considérant la Bible comme un livre bourré d’énigmes linguistiques à déchiffrer. « On peut être un brillant exégète de la Bible, mais n’avoir jamais entendu la Parole », dit-il. Et puis un jour, tout à coup, un verset qu’on avait lu cent fois explose, éclate de sens, prend feu. La Parole se met à jaillir et nous brûle. On est touché, blessé par elle, non plus au niveau de la tête, mais dans les régions les plus profondes de notre personne et parfois, c’est alors qu’on sent son cœur pour la première fois.
C’est à partir de ce fond qu’André Louf aimerait que les chrétiens vivent. Pour lui, la suite du Christ ne consiste pas à respecter les articles d’une morale ou à se cramponner aux préceptes d’un règlement. Elle se vit dans la docilité à l’Esprit, en se laissant réguler de l’intérieur, sous la mouvance de cette onction. D’où l’importance capitale de savoir discerner ses mouvements et ses appels, afin d’y conformer sa vie, même au plus vif de l’action. Pour le père Louf, cet art du discernement correspond aux besoins actuels de l’Église « en train de passer du régime de la loi et des observances à celui de la liberté intérieure ». C’est en apprenant à déchiffrer cette parole intérieure que le chrétien apprendra peu à peu, à force d’entraînement, à découvrir d’instinct ce vers quoi l’Esprit le pousse dans les circonstances concrètes de sa vie, et à devenir ainsi un homme libre…
--------
Bio express
André Louf (1929-2010). Élu abbé du Mont-des-Cats en 1963, il va faire de cette abbaye l’un des phares de la vie contemplative occidentale. Réputé pour son charisme de discernement, la qualité de sa vie intérieure et son sens du dialogue œcuménique, il est considéré comme l’un des oracles de l’ordre trappiste. Parlant plus de 15 langues, cet intellectuel a aussi contribué à la redécouverte des Pères de l’Église. En 1998, il se retire en ermitage, à l’abbaye de Sainte-Lioba, à Simiane, en Provence.
Pour aller plus loin, Charles Wright a retracé son itinéraire dans Le Chemin du cœur (Salvator, 2017).
Et pour découvrir ses écrits devenus des classiques de la vie intérieure, on peut aussi lire L’Homme intérieur, un florilège de ses grands articles (Salvator, 2021), Seigneur, apprends-nous à prier (Artège, 2019), ou le recueil de ses dernières homélies : Méditations à Sainte-Lioba paru en trois volumes chez Salvator.
André Louf, né le à Louvain (Belgique) et mort le à l’abbaye du Mont des Cats (France), est un moine trappiste, auteur spirituel de renom, connu pour sa contribution à l'aggiornamento de la vie monastique et spirituelle à la suite du concile Vatican II. Abbé de l’abbaye du Mont-des-Cats durant 35 ans, de 1963 à 1997, il devient ermite après avoir rendu sa charge. De 1997 à 2010, il vécut retiré et solitaire à Simiane-la-Rotonde, en Provence, dans un petit ermitage adossé à l'abbaye de Sainte-Lioba. Sa personnalité et ses écrits l'ont imposé comme l'un « des maîtres spirituels du christianisme contemporain[ » , « l'une des plus grandes figures spirituelles de l'époque contemporaine[ » .
L’ermite était 'un père spirituel' comme on en cherche tous : 'Une personne capable de nous transmettre l'expérience spirituelle.' S'il fut toute sa vie d'abbé tiraillé par ce rêve de vie érémitique, il fut aussi un véritable pasteur, doté d'une grande capacité d'écoute. 'La fécondité spirituelle de sa vie est venue justement de cette incohérence, de ces tiraillements.'
/image%2F1450723%2F20250402%2Fob_718ec7_img-2870.jpeg)
Le rayonnement spirituel de Dom André Louf | RCF
Il était un véritable père spirituel, "un orfèvre de l'intériorité" selon son biographe Charles Wright. Dom André Louf a été abbé du Mont des Cats avant de devenir ermite, le rêve de sa ...
https://www.rcf.fr/articles/vie-spirituelle/le-rayonnement-spirituel-de-dom-andre-louf