ARNAUD DE BOISSIEU : LES SOUTIERS DE LA MARINE MARCHANDE
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65 % des produits qui remplissent nos supermarchés (hors nourriture) viennent de Chine et sont transportés dans des navires porte-containers géants.
Plus d’un million de marins naviguent sur les mers du monde à bord des 50 000 navires de la marine marchande. Ils sont les ouvriers cachés de la mondialisation. Presque aucun n’est attaché à son bateau.
Suivons l’itinéraire de Roméo, un marin philippin emblématique. Roméo est originaire d’une île des Visayas, au centre des Philippines. S’il a un oncle marin au long cours, il n’y a pas de véritable tradition de navigateurs dans sa famille. Son père, instituteur, a tout fait pour lui payer de bonnes études. L’attrait du voyage et d’un salaire en dollars a convaincu Roméo d’embrasser la carrière de marin. Son école maritime délivre un diplôme reconnu au niveau international, ce qui ne l’a pas préservé de deux ans de « galère » pour trouver un embarquement, vivant d’expédients à Manille où il a erré d’agence en agence de main-d’œuvre.
Le grand jour est enfin arrivé. Un contrat de neuf mois en poche, il est parti en avion, aux frais de la compagnie, sur le lieu de son embarquement, dans un port du Portugal. Son bateau, un petit porte-containers (1 500 « boîtes ») vieux de seulement cinq ans, était en excellent état. Sa première surprise fut la découverte de ses compagnons d’équipage : il y avait bien six autres marins philippins à bord, mais aussi cinq officiers, de trois pays d’Europe de l’Est, avec lesquels il lui a fallu apprendre un sens de la discipline et de l’organisation du travail quelquefois rugueux !
« Découvrir le monde », pensait-il... En neuf mois de navigation, il n’a eu qu’une seule fois la possibilité de descendre à terre, lors d’une escale au Portugal. Toutes les autres étaient trop courtes : il y avait trop de travail pour cet équipage réduit à douze hommes pour espérer des sorties à terre. Un de ses confrères philippins disait : « C’est Alcatraz ici », faisant référence à la célèbre prison de San Francisco.
La vie en dollars ? Roméo ne se plaignait pas trop de son salaire : 1 000 dollars (soit 700 euros) tout compris, bien loin des 1 800 préconisés par l’ITF, la Fédération internationale des syndicats des transports, mais bien mieux que les 300 dollars qu’il pourrait gagner s’il travaillait sur un ferry aux Philippines.
S’étant habitué à sa vie professionnelle de marin, il a demandé la prolongation de son contrat pour pouvoir se marier, ce qu’il a réussi à obtenir après treize mois à bord. Il comptait rester au moins quatre mois chez lui, mais, après deux mois et demi, juste avant Noël, la compagnie de main-d’œuvre lui a proposé un contrat qu’il n’a pas osé refuser de peur d’être mal noté par la suite et de se retrouver au chômage.
Son deuxième embarquement, sur un cargo grec (officiers grecs, marins philippins) l’a emmené de l’Australie en Europe, du Brésil en Chine, au cours de navigations de trente à quarante jours. Les escales pouvaient durer de deux à cinq jours, mais la situation des zones portuaires loin des centres-ville ne lui a guère permis d’aller à terre qu’une ou deux fois, dans des foyers réservés aux marins.
Son troisième embarquement fut difficile, sur un ancien cargo naviguant habituellement sur la côte Ouest de l’Afrique, avec un équipage entièrement philippin. Une nuit, alors que le bateau attendait sur rade, pendant un fort orage, des pirates, approchant sur un petit bateau que les marins croyaient être un chalutier, ont forcé le navire et dévalisé l’équipage. Roméo rend cependant grâces qu’aucun n’ait été pris longtemps en otage. La fin de son contrat de dix mois fut aussi difficile : il a demandé plusieurs fois à la compagnie d’envoyer quelqu’un pour le remplacer, mais celle-ci prétextait qu’il lui était difficile de le faire, afin de l’obliger à rester quatorze mois à bord.
De retour chez lui, il a enfin pu faire la connaissance de son bébé de six mois...
Le stress des marins
Ainsi va la mer, pour les marins dont nous dépendons sans le savoir. Ces ouvriers cachés de la mondialisation sont affrontés au mauvais temps et aux tempêtes, bien sûr, mais plus encore aux conditions et aux rythmes de travail éprouvants. Des études indiquent le stress au travail comme un des tout premiers risques du monde maritime.
Un accompagnement chrétien
Quand je visite les marins sur un bateau, je me présente au nom de Stella Maris, le réseau catholique international qui œuvre pour les marins dans le monde. De même que l’ITF est connue de tous les marins, les réseaux catholique, anglican et luthérien qui les accueillent le sont aussi largement.
Dans plusieurs centaines de ports du monde, des pasteurs, des prêtres, des religieuses ou des laïcs chrétiens, sensibles aux périphéries des sociétés humaines que sont devenus les ports modernes, rencontrent les marins en escale, en une visite d’amitié et de soutien, loin de tout esprit de prosélytisme. J’ai fait ce travail pendant douze ans au port de Marseille Fos et, depuis un an, je le poursuis dans celui de Casablanca.
Si, dans le langage courant, « escale » signifie « détente », « arrêt » ou « repos », pour un marin au long cours, elle est au contraire synonyme de surcroît de travail. 90 % d’entre eux n’ont pas le temps d’aller à terre, et tous les ports du monde se ressemblent à leurs yeux. Des pays qu’ils visitent, ils ne voient que des grues, des piles de containers ou des tas de minerais, identiques dans tous les ports du monde. Un téléphone ou une connexion internet est souvent le seul attrait de l’escale. Voici un paradoxe de la marine marchande mondialisée : on imagine les marins la tête dans les embruns du grand large et le regard rivé à l’infini de l’horizon, alors qu’ils sont enfermés à l’étroit dans leur navire, tout à la fois lieu de travail, de vie et de repos. Quand je leur rends visite sur leurs bateaux qu’ils ne peuvent quitter alors qu’ils travaillent pendant des jours et des nuits, ils me disent : « Ici, on est en prison. »
Aux marins en escale à Casablanca, je souhaite d’abord la bienvenue. J’ai aussi quelques propositions à faire à ceux qui le souhaitent, pour les aider à communiquer ou à sortir du bateau s’ils peuvent se le permettre. Je suis surtout une présence auprès d’eux. Les marins en escale reçoivent nombre de visites techniques et spécialisées : les autorités portuaires, la police, les douanes, les dockers, les agents maritimes, les inspecteurs chargés du contrôle de la cargaison ou du navire, les ravitailleurs, et même des businessmen...
Quand je monte à bord, je suis le seul qui ne s’intéresse ni au navire, ni à sa cargaison, ni à l’argent des marins, mais à eux-mêmes, et ils m’en savent gré. Quand je demande à un marin : « Comment vas-tu ? », il me répond : « Tu es le premier depuis six mois à me poser cette question. » Tel autre me propose, après une visite semblable à beaucoup d’autres, de visiter tous les marins philippins en escale, et il ajoute : « C’est si important pour nous. » Un autre, dont le contrat est terminé et qui attend en vain son remplaçant, me demande une aide en apparence peu efficace, mais qui se transforme en soutien moral se prolongeant, par textos, bien au-delà de l’escale. Si des difficultés importantes surgissent (salaires non payés, navires abandonnés, maltraitance...), les membres des foyers de marins sont toujours les premiers sur la brèche.
Beaucoup de marins sont chrétiens. Durant les six à neuf mois de leur contrat, ils n’ont aucune chance de pouvoir se rendre dans une église ou de participer à un office. Alors, quand ils me demandent de célébrer la messe à bord, j’ai trente ou quarante minutes pour accomplir une année liturgique entière ! Dans la chapelle du foyer des marins de Port-de-Bouc, je leur faisais écrire sur un galet les noms des membres de leur famille et ils le déposaient ensuite devant l’autel, en guise de prière universelle, rejoignant les milliers de galets déposés par d’autres marins ayant fait escale avant eux, sur le rivage dont j’étais le veilleur.
Je me présente dans le port de Casablanca à un marin chinois, qui n’est pas autorisé à sortir en ville. Quand il voit « Stella Maris », il me dit qu’il a été bien accueilli par des foyers australiens et anglais de notre réseau. Voici une façon discrète de témoigner que notre Église est universelle. Il faudrait des pages pour dire la joie des marins de toutes nationalités ou religions, qui apprécient cet accueil discret.
Au delà de l’échange des biens, chaque port devient ainsi un maillon d’un réseau international de solidarité et d’entraide, aux dimensions du monde. Par-delà ses ports, la mer devient elle-même cet espace de solidarités.
Arnaud DE BOISSIEU
Ancien aumônier du foyer des marins à Port de Bouc